Les œuvres de Philippe Duplan nous contraignent à ajuster le regard aux différents termes du travail plastique et à déplacer le sujet immédiatement identifiable de la peinture, attaché à des scènes de genre et des scènes d’atelier, vers l’exercice de touches de couleur par lequel se met en forme un espace plastique, se constitue un espace de lumière.

Les corps à corps distanciés du peintre et de son modèle, d’un corps féminin et du drapé, du corps et d’une niche architecturale expriment des sentiments d’extase, d’attente et de langueur. Rien ne s’étreint effectivement en pleine lumière et au grand jour. Les figures en représentation s’esquissent et s’esquivent à la fois, subsistent et s’effacent, adviennent au devant de la scène ou siègent irrémédiablement dans les coulisses. Des arêtes éclatantes de lumière ravivent les corps en présence, les déforment presque, les étirent par un jeu d’anamorphose ou les concentrent. En contrepoint, de larges plages sombres les accueillent dans la pénombre.

Aucun trait de contour ne parvient à les contenir, à dessiner avec netteté une forme. La netteté siège uniquement au niveau des plis des drapés ou de la peau. Les figures n’existent dès lors qu’au travers des intervalles, des brèches et des contrastes. Elles s’animent par dessus tout au moyen du jeu graphique des pleins et des déliés, du jeu chromatique des clairs et des sombres. Les motifs d’arabesque, de plis et de stries légères au niveau des strates texturales de surface conduisent le regard. Il sourd quelque chose de ces champs colorés et de ces espaces de lumière, quelque chose qui fait la musique de la toile, propre à accompagner l’expression de ces sentiments et propre à signifier la peinture même, quelque chose qui est de l’ordre du temps : une sorte de palpitation de la matière picturale, en accord parfait avec le crépitement des foyers lumineux et qui conjugue tout à la fois un tremblement sûr de la main qui cherche le ton juste, une vibration optique provoquée par les textures, un battement incessant de la couleur au cœur des glacis.

Ces constructions plastiques constituent un dessin de surface qui repousse les limites de l’espace géométrique, place en retrait le plan et met en tension les espaces du tableau et de la peinture. L’espace de la peinture, soumis au jeu ininterrompu des passages et des intervalles, des liaisons et des ruptures, est un espace non hiérarchisé, jamais définitivement centré et un espace sans fond. Il s’agit avant tout d’un travail de surface qui « creuse » l’espace de la peinture. Il nous invite à mettre au contact ce qui se modèle et l’activité même de modelage. La peinture rend visible la vivacité et le jeté des touches de couleur, le poids d’une touche grasse de terre d’ombre en bordure d’une plage d’ocre jaune piquée de vermillon, la fougue d’une ligne, l’épanchement d’un jus coloré. Ce sont encore une fois les foyers lumineux qui cristallisent les plus vives tensions et, engagés dans un jeu plastique avec les marques libres qui leurs répondent, orchestrent la peinture. Ils dispersent des points de presque aveuglement grâce auxquels toute figure noire s’abstrait, rappelant le dispositif opérant dans Les Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt. Ils constituent en même temps des embrayeurs pour, au-delà de ce qui « électrise » la scène, solliciter des mouvements de l’œil, afin d’éprouver l’espace plastique dans toute son intensité. Il s’agit pour le spectateur de gagner ainsi, suivant les tours et les détours qu’occasionnent à la fois le travail de peinture et l’exercice de la représentation, à travers ce qui se modèle et s’expose, à travers ce qui se voile et se dévoile, se recouvre et se découvre, le plaisir renouvelé d’un « toucher de l’espace » de la peinture

Patrick Barrès, 23 décembre 2002.
Maitre de Conférence Université de Toulouse le Mirail, Département Arts Plastiques.

 
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